Covid 19.
Dans une autre vie, j’ai été infirmier à Lourdes avec l’Hospitalité de Touraine.
Le train de pèlerins, baptisé ainsi par la SNCF, mettait plus de six heures de Tours à la ville sanctuarisée. Trois voitures sanitaires transportaient des malades grabataires, polyhandicapés avec, pour certains, des pathologies cardiaques, pulmonaires, dialyses. Les malades valides étaient installés dans les autres voitures avec les infirmiers, infirmières, médecins, aumôniers, prêtes et administrateurs diocésains. Le train ralentissait considérablement à chaque gare pour ne pas brusquer les voitures sanitaires. Le temps du train des pèlerins n’était pas. Le temps ordinaire.
Des haut-parleurs, prières et chants étaient psalmodiés avec régularité. Blagues, rires n’étaient pas exclus. Nous devions faire connaissance pour bien vivre la semaine du pèlerinage, semaine de vie communautaire intense. Les infirmiers portaient une tunique bleu ciel et un foulard bleu plus foncé, en V dans le dos. Les infirmières étaient tout en bleu : jupe, corsage, foulard cachant les cheveux.
J’étais déjà venu à Lourdes, jadis, avec mes parents, une semaine. Nous logions dans une paisible pension de famille au pied du château fort. C’est au pas de charge que nous visitions tous les lieux du sanctuaire. J’étais impressionné par tous ces pèlerins, de la terre entière, occupés à remplir leur gourde d’eau, à prier à haute voix devant la Grotte, à monter le Chemin de croix à genoux pour certains. Les processions de chariots et de brancards me questionnaient. Au fond, quelques décennies plus tard, si je suis revenu à Lourdes en qualité d’infirmier, c’était peut-être pour trouver des réponses à mes questions d’autrefois.
Aux pieds des Pyrénées, dès que le Gave apparaissait, le train marchait à pas d’homme. Les prières montaient. Quand la Grotte surgissait, la plupart des pèlerins se signaient. À la gare, une organisation paramilitaire se mobilisait. Il fallait d’abord accompagner les pèlerins valides aux cars de l’Hospitalité de Lourdes, avec leurs valises. Ces cars les conduisaient directement à l’Accueil Notre-Dame, en face de l’esplanade, à droite du Gave. Puis venait la manutention des personnes handicapées, sur des brancards sécurisés. L’extrême précaution était évidente.
Nous fonctionnions par équipes d’infirmiers et d’infirmières stables, affectées à l’une des ailes de l’un des étages de l’Accueil Notre-Dame. Notre mission consistait à lever les malades dès 7 heures, les accompagner toute la journée à différentes cérémonies, à veiller à les hydrater (nous étions en plein mois d’août) et de les coucher au retour de la procession aux flambeaux, aux alentours de 23 heures Notre énergie ne faiblissait pas. L’enthousiasme des malades nous motivait. Ils espéraient la guérison et affichaient une joie de vivre sublime. Tard, nous regagnions nos foyers, non mixtes, aux confins de l’esplanade, là où le Gave sort de la ville. Nous laissions nos fenêtres ouvertes et le torrent nous chavirait dans un sommeil réparateur.
Je me souviens parfaitement de madame M., la quarantaine, le visage à la Annie Girardot. Elle était paraplégique suite à un accident de la route suivi de deux semaines ou trois de coma. Non croyante, elle avait voulu venir à Lourdes. Un matin, de très bonne heure, je la conduisis, à sa demande, aux piscines. Sur place, je la confiai à un personnel de l’Hospitalité de Lourdes formé à la plongée des malades en eau glacée. Ce n’est pas moi qui la récupérai, pris par une autre tâche, pour la ramener se reposer dans sa chambre. Mais, très vite, et de façon discrète, il fut raconté la chose suivante, relatée par madame M. au sortir de l’eau glacée, avant même d’être installée sur un fauteuil roulant, elle ressentit un choc, une émotion totalement inédite pour elle, saisissante, ni chaude, ni froide. Elle éprouva une grande fatigue mais ne tarda pas à sentir ses pieds frémir, puis ses mollets, ses deux jambes et son bassin. Les infirmières l’allongèrent sur son lit et firent venir les deux médecins de notre Hospitalité. Ils constatèrent, en effet, que quelque chose s’était produit au regard des données du dossier médical qu’ils possédaient d’elle. La consigne de ne rien ébruiter fut imposée. L’après-midi, les deux médecins accompagnèrent madame M. au bureau « Accueil des malades », à l’entrée de l’esplanade, peu visible et sinistre. Le médecin chef des lieux l’ausculta, la questionna longuement, lut et relut son dossier et prit des notes.
— Vous allez vous reposer jusqu’à la fin de votre séjour et nous ferons le point avant votre départ, Madame !
Je suis revenu à Lourdes l’année suivante. Madame M. aussi, bien sûr ses jambes, marchant sans difficulté. Elle était là pour remercier la Vierge Marie et tenait à rester incognito. Elle était enceinte ! Elle se confia à une infirmière. Son retour à la vie normale avait été périlleux. Son mari, kinésithérapeute, comme elle, la voyant marcher, avait d’abord cru qu’à son réveil du coma, elle avait joué en quelque sorte la comédie de la paralysée par réaction dépressive post-traumatique. Patiente et sûre d’elle, elle avait répété à son mari ce qu’elle avait vécu en sortant de l’eau glacée de Massabielle. L’amour fut le plus fort. Le couple décida de faire leur premier enfant. Mais l’épreuve ne fut pas terminée pour elle. Il lui fallut répondre régulièrement aux questions sempiternelles du clergé. Si pour la médecine, sa guérison demeurait inexpliquée, pour l’Église, c’était une autre histoire. Elle répéta une dizaine de fois la même litanie, jurant qu’elle ne prenait aucun remède miracle !
Je ne revins plus à Lourdes. J’appris que madame M., à l’issue de son procès canonique, avait été considérée comme la énième miraculée de Lourdes.
Peu après ma prise de retraite hospitalière, j’ai suivi une formation en théologie, deux ans durant, deux heures par semaine en dehors des congés scolaires. Je fournis un mini-mémoire, La lecture en écoute : une relecture de ma propre vie selon les préceptes d’Ignace de Loyola, auxquels j’avais été initié au centre de Manrèse (Paris) et surtout à Penboch (Morbihan) quelques années plus tôt. Le résultat fut inattendu. Je mis de l’eau de mon humble bénitier dans le peu de vin de mon fut, m’éloignai des croyances dogmatiques pour me rapprocher des sciences sans crainte de leurs échecs ni de leurs incertitudes.
Je me suis intéressé à une thèse étudiée par plusieurs scientifiques dont je tairais le nom pour éviter toute diabolisation. Selon eux, nous disposerions, quelque part dans la partie encore très mal explorée de notre cerveau, une sorte de noyau électrique (formule simpliste, j’en conviens, mais qui peut aider à la compréhension de mon propos encore mal maîtrisé), capable de provoquer, dans un contexte fortement porteur, un véritable séisme dans notre organisme, d’en réparer des séquelles gravissimes, ou de le tuer de façon incompréhensible. C’est le mystère de la vie et de la mort !
Covid 19. Co comme codétenu. Vid comme possédant une ascendance puissante sur certaines personnes. 1 comme Alpha et 9 comme Oméga : le début et la fin de quelque chose qui échappe à l’homme.
Fils de cheminot, quand j’ai vu le premier Train à Grande Vitesse transporter de Mulhouse vers l’Aquitaine des malades atteints du Covid 19, je me suis dit : certains vont mourir, d’autres guérir. On parlera de miracle ! Puis je me suis senti l’enfant contemplatif des processions de chariots et de brancards et, des décennies plus tard, l’infirmier subjugué par le pieux dévouement du personnel de l’Hospitalité. Regardant passer le train sur mon écran de télévision, je n’ai pu que me résoudre à applaudir, en mon for intérieur, ces soignants tous vêtus de bleu : blouse, surblouse, pantalon, bonnets… Du bleu, rien que du bleu. J’ai vu en eux des anges en bleu.
Je retournerai un jour à Lourdes, en hiver, quand la ville ne sera qu’un petit village de montagne confiné sous la neige.
Christian Massé