Selon Roland Gori, psychanalyste auteur d'une œuvre empruntant à la philosophie et à la sociologie, analyse le temps de crise que nous traversons. Selon lui, les implications de ce moment traumatique risquent d'être si profondes qu'on ne peut encore que les entrevoir.
La France se prépare à sortir du confinement. À ce stade comment trouvez-vous que le corps social a réagi ?
Dans l'ensemble, le corps social s'est plutôt bien comporté. Les gens ont pris au sérieux la menace et accepté les restrictions à leurs libertés, à commencer par la première de toutes : la liberté de circulation.
Malgré quelques comportements à risque, on peut même dire qu'il y a eu une conscience collective admirable.
En cela, nous avons été aidés par l'existence de nouvelles technologies de communication permettant de compenser l'absence de contacts physiques. Le bilan est satisfaisant mais je crains la suite. Il ne faudrait pas que ce moment dure trop longtemps.
Au niveau individuel, comment les gens ont-ils vécu cette mise entre parenthèses de presque toutes leurs activités ?
Nous qui vivions à flux tendu, dans un temps fait d'instants successifs qui nous semblait absolument incontournable, voilà que nous nous sommes trouvés confrontés à l'obligation d'attendre. Il nous semblait que nous manquions de temps, or nous voilà obligés à prendre notre temps en patience. De ce point de vue, la pandémie a constitué un véritable traumatisme social et psychique, sous l'effet duquel nous sommes toujours aujourd'hui, et sans doute encore pour un moment.
Par quels signes cliniques se traduit ce traumatisme ?
On est typiquement dans un stress post-traumatique. Beaucoup de gens souffrent de troubles du sommeil, d'irritabilité, de comportements hypocondriaques ou de mouvements phobiques - comme la peur de manquer de nourriture ou de papier toilette.
Cela nous prive souvent de la disponibilité nécessaire pour faire ce que nous souhaiterions de ce temps qui nous est donné tout à coup. Nous vivons une période très particulière et nous commençons à peine maintenant à nous rendre compte de ce qui nous arrive.
Du côté des gouvernants, on a troqué « le principe de précaution », contre l'idéologie de « la transparence ». Qu'est-ce que cela vous inspire ?
Je crois qu'on s'est mis à nous parler de transparence et de non-savoir lorsqu'on s'est rendu compte, après avoir laissé filer du temps, du matériel et des paroles imprudentes, qu'on n'était pas prêts à faire face à cette pandémie.
On nous a alors montré des courbes expliquant qu'il fallait rester confinés pour éviter que le système hospitalier ne soit submergé. Les gens ont d'ailleurs très bien compris que le confinement visait à soigner non pas les patients mais les carences de notre système de santé. Aujourd'hui, la communication gouvernementale a changé. On nous dit : « On n'a pas de masques, pas de tests, pas de bouteilles d'oxygène... » Olivier Véran est devenu le ministre du bon de commande. On nous mène certes moins en bateau mais tout cela reste de la com'. On nous dit : « La santé n'a pas de prix, on fera tout pour vous protéger » tout en sachant que c'est impossible dans un système néolibéral mû par la logique du moindre coût.
Faut-il pour autant être dur avec les gouvernants ? Cette tentation ne traduit-elle pas, en creux, notre incapacité à faire face à cette épreuve avec philosophie ?
Je suis en partie d'accord. Il est vrai que nous attendons d'autant plus de nos gouvernants que nous les habillons de nos propres impuissances. C'est en quelque sorte une position d'enfants, dont se nourrissent d'ailleurs tous les gouvernements. En période de crise, c'est d'autant plus vrai que nous avons tendance à attendre l'homme providentiel susceptible de nous délivrer de nos angoisses et de notre impuissance.
Mais d'un autre côté, on ne peut pas faire porter aux citoyens la responsabilité de choix politiques ayant conduit à la faillite de notre système de santé publique. Songez qu'en 2000, le système de santé français était considéré comme le meilleur du monde par l'OMS et que celle-ci le classe aujourd'hui en 35e position.
En 2018, faisant référence au fameux conte d'Andersen, vous aviez dénoncé la nudité du roi Macron (La nudité du pouvoir - Comprendre le moment Macron, éd. Les liens qui libèrent). Le pouvoir macronien, qui avait vacillé au moment de la crise des gilets jaunes, ne semble pourtant pas être ébranlé par cette crise...
Je crois que, d'une certaine façon, nous avons très peur de constater que le roi est nu. Nous préférons penser qu'il est mal habillé. Si on s'aperçoit que le pouvoir est nu, nous perdons ce qui fait écran entre nous et notre angoisse de la mort. Pour le moment, nous avons simplement constaté que l'exécutif était défaillant. Les choses sont en suspens mais on ne connaît pas encore la fin de l'histoire. On ignore complètement ce qui va se passer après le 11 mai.
Dans ce même ouvrage vous vous inquiétiez du danger que constitue la pente « illibérale » prise par certaines démocraties. La façon dont les gouvernements qualifiés de populistes font face à cette crise - au Brésil, USA, Royaume-Uni - ne va-t-elle pas limiter ce danger ?
Je ne suis pas du tout sûr que l'on puisse dire que les démocraties libérales s'en sortent mieux, dans la gestion de cette crise, que les démocraties « illibérales ». La Hongrie de Viktor Orban s'en tire par exemple mieux que l'Italie et, en dépit du comportement de Bolsonaro, on ne sait pas encore quel sera le bilan de l'épidémie au Brésil. La propagation du virus ne s'aligne pas sur la nature des régimes mais sur les mesures que chacun peut prendre.
Vous êtes marseillais comme le professeur Raoult. La polémique sur la chloroquine ne traduit-elle pas un rejet des élites qui se serait transporté jusque dans l'univers scientifique ?
Avec sa dégaine, le Pr Raoult donne l'impression d'être une espèce de gourou, un révolté qui s'oppose aux évaluations, aux expertises, aux laboratoires...
Une sorte de chanteur de rock qui bouscule les règles. En réalité, il s'agit d'un très grand scientifique qui a un pouvoir considérable. Il a à son actif 3 000 publications qui en font un dominant dans le réseau intellectuel de l'infectiologie, il a été président d'université et dirige une structure extrêmement prestigieuse employant 700 personnes. C'est tout sauf un marginal.
Ce qui est curieux c'est qu'à 68 ans il se met à dénoncer les failles d'un système qui l'a porté là où il est, et à défendre le droit d'être soigné hors protocole plutôt que de mourir en restant dans les clous. En même temps, je me demande pourquoi on met tant de temps à savoir ce que vaut son traitement. Et pourquoi ses adversaires ont recours aux mêmes moyens médiatiques que lui pour trancher ce qui reste une controverse scientifique. Pour tout dire, je trouve tout cela assez scandaleux.
Avec la question du déconfinement, se pose la question du recours au tracking ou traçage numérique des individus. Cela vous fait-il peur ?
Aujourd'hui la technique est la solution sur laquelle on saute lorsqu'un problème se présente, car elle est rapide, efficace et qu'elle nous dispense d'avoir à penser. C'est bien plus facile de faire suivre les gens par des drones que de les éduquer. Je trouve cela déplorable. On a bien vu comment la Chine s'est ainsi transformée en dictature numérique.
Et ce danger n'est pas que celui de la Chine.
Cela dit, en matière sanitaire, on peut considérer que le tracking est nécessaire. Le problème c'est qu'il n'a d'intérêt que s'il peut être suivi d'un dépistage et d'une prise en charge des individus suspects. Faute de quoi, cette mesure coercitive ne serait là - comme le confinement - que pour pallier les déficiences du dispositif sanitaire existant.
Lors de sa dernière intervention télévisée, Emmanuel Macron a évoqué la nécessité de nous « réinventer ». Qu'est-ce que le psychanalyste met derrière ce mot ?
Avec le choc traumatique que constitue cette pandémie ; avec la crise sociale, économique et diplomatique qui va s'ensuivre, c'est une folie de croire que la vie va reprendre comme avant. Si le président va au bout de ses pensées, s'il veut vraiment se réinventer, alors il doit revoir toutes ses réformes à commencer par celles qui touchent le secteur de la santé.
Et nous autres, à titre individuel, pouvons-nous vraiment nous « réinventer »?
Chaque cas sera différent. Il y aura ceux qui voudront oublier et recommencer à vivre comme avant. Mais il y aura ceux que cette crise conduira à reconsidérer leur façon de vivre.
En psychanalyse, on nous apprend que tout véritable changement est précédé d'une phase de dépression. La pandémie nous a amenés à découvrir des nouvelles façons de travailler, de communiquer...
Des choses qui nous semblaient impératives et obligatoires pourraient être remises en cause. Mais cela ne sera possible que s'il y a un réexamen du tableau des valeurs collectives qui pilotaient nos conduites jusqu'à ce jour.
A VOIR