On a beau répéter qu’il faut lire et relire « La Peste », et que le grand Camus nous avait mis en garde, il n’en reste pas moins  que la quasi-totalité de la population, est confrontée à une situation inédite : une épidémie à grande échelle, ce qui ne s’était jamais vu depuis la grippe espagnole de 1918 dont tous les survivants sont aujourd’hui décédés et ne peuvent plus témoigner… une épidémie au départ sous-estimée et dont la vitesse de propagation a pris tout le monde de court, notamment les autorités politiques et sanitaires. Tous les adultes dans la force de l’âge, et même déjà entrés dans la vieillesse, n’ont, à ce jour, connu aucune crise majeure de cette ampleur.

Or, la peur de l’inconnu est un trait caractéristique de la nature humaine, surtout si, depuis plus d’un demi-siècle, l’humanité, notamment en Occident, s’est endormie dans le confort de l’abondance et les délices de la consommation. Du moins pour les nantis.

On lit çà et là que les mauvais instincts resurgissent, que la tentation de dénoncer se fait d’autant plus grande que les interdictions se durcissent. On ébauche des parallèles avec les dénonciations sous l’Occupation, on répète que « La Peste » était une métaphore de ladite Occupation comme si on voulait se raccrocher à une référence du passé afin de se rassurer et de conjurer la peur inéluctablement engendrée par une situation anxiogène à laquelle nul d’entre nous, quel que soit son âge, n’a jamais encore été confronté.

Les grandes peurs inspirées par les fléaux collectifs engendrent aussi d’étranges croyances, notamment en la vengeance hypothétique de dieux non moins hypothétiques et des quêtes éperdues de miracles hasardeux. Il faut bien avouer que, depuis près d’un siècle, l’homme prétend dominer l’univers, bafouer les lois naturelles, repousser toujours plus loin les performances de la technologie, bref, s’idolâtrer lui-même, et sa science. Si un dieu créateur existait – et rien ne prouve que ce ne soit pas le cas - il aurait bien des raisons d’en vouloir à sa créature… Aujourd’hui, l’accoutumance bien enracinée au confort matériel, à la liberté de se déplacer, à l’immédiateté de l’accès aux biens de consommation font que beaucoup, incapables de s’adapter à une vie au ralenti et aux injonctions du « restez à la maison » se raccrochent avec un fol espoir aux expériences de nouveaux traitements, quitte à transformer l’expérimentateur en thaumaturge, voir en gourou, surtout si le look qu’il cultive s’y prête… Phénomènes irrationnels, toujours tapis dans l’ombre et qui se réveillent dès qu’un danger menace. Ajoutons à cela les récupérations politiques, de part et d’autre – c’est tout juste si l’on n’accuse pas le gouvernement d’avoir exploité le virus pour soigner sa popularité. Il arrive aussi qu’on l’encense indûment, et qu’on prétende l’exonérer de toute responsabilité, alors que plusieurs contradictions sont perceptibles dans les discours officiels successifs. L’« affaire Buzyn » sème le doute sur ce que la ministre savait, ne savait pas et sur son choix de se présenter à la mairie de Paris, juste après son départ de la Santé (je parle du ministère !)… Il est certain qu’elle fut assez ambiguë, mais il est non moins certain que ses attaches juives ont dopé les attaques dont elle fut l’objet, car le vieil antisémitisme n’est pas mort ! Tout peut l’alimenter, il n’a pas besoin de respirateur…

Bref, les inévitables exploitations politiciennes qu’engendrent toujours les grandes crises permettent de « contempler » (est-ce bien le mot ?) un tableau peu réjouissant de notre société face à une crise jamais vécue jusqu’à ce jour. C’est bien sûr (ou hélas) les polémiques et les comportements minables sur lesquels d’aucuns vont s’étendre, sans vergogne et sans mesure, sur les réseaux sociaux, ces vecteurs du pire et du meilleur… mais heureusement d’autres, et ils sont quand même nombreux, n’oublient pas de saluer le dévouement sans faille de tous ceux que l’on peut désigner comme les « héros du quotidien » : éboueurs, caissières, commerçants de première nécessité, et, bien évidemment, personnels de santé, du grand ponte à l’aide-soignante. Malgré les petits bonshommes (tout petits) du quotidien, souvent Gaulois de vieille souche qui, chez le boulanger se regardent d’un œil torve, engueulent celui qui les suit à un bon mètre réglementaire d’un « Restez à votre place ! » ou se plaignent d’un pain pas assez cuit à leur goût. Scènes authentiques et minuscules d’une vie quotidienne bien perturbée. Surtout pour les nantis qui supportent mal la moindre restriction à leur bien-être de tous les jours.

Tout ce qui précède, à vrai dire, a déjà été mentionné et analysé maintes et maintes fois… Pour ma modeste part, je n’aurai pas l’outrecuidance de prétendre avoir entièrement échappé à tous ces travers humains dont les grandes crises — surtout lorsqu’elles s’attaquent à la santé et à la vie quotidienne bien pépère — sont les révélateurs. Je ne me livrerai pas non plus à l’étrange exercice du « journal de confinement » auquel se sont essayées, avec une certaine impudeur, quelques écrivaines dont je tairai les noms. Sûrement des écrivains aussi. Pour « celzéceux-là », l’écriture est une drogue dont le malheur collectif attise la virulence et renforce leur addiction.

 En revanche, il me semble possible de témoigner (brièvement, soyez rassurés !) sur mon « vécu », voire mon « ressenti » (ah, cette mode de substantiver les participes !) de ces premiers jours de confinement. Un témoignage strictement individuel, et sans autre intérêt que l’étude d’un comportement durant une période jamais encore connue, ni même imaginée, par l’individu en question.

Ma nature profondément casanière, s’est, oserais-je le dire, parfaitement accommodée des injonctions à « rester chez soi ». Nulle souffrance morale, ni physique, au sein, il faut l’avouer, d’un domicile assez vaste et pourvu d’un terrain arboré qui rend le confinement tout à fait supportable. Et j’ai constaté deux curieux phénomènes, non liés aux humains, et dont je ne suis en rien certain qu’ils soient liés à l’épidémie : les oiseaux du matin chantent à tue-tête, bien plus qu’avant, et une trêve inattendue semble avoir cours entre les pies qui colonisent le cèdre de mon jardin et les chats du voisinage qui, jusque-là, se livraient à une chasse effrénée contre ces volatiles. Serait-ce, les premiers pour redonner un peu de gaîté à l’environnement envahi d’un silence pesant, les autres pour démontrer aux humains la vanité de leurs querelles haineuses ? On en viendrait à des superstitions absurdes ! Même s’il n’est pas faux de penser que les hommes ont parfois beaucoup à apprendre du monde animal.

Néanmoins, ce que je retiendrai le plus de cet « épisode épidémique » - la santé revenue, l’expression fera florès – c’est le silence de plomb qui s’est abattu sur le quartier. Un quartier déjà peu bruyant, en temps ordinaire, mais qui connaît depuis le confinement obligatoire un calme quasi-funèbre. Une curiosité malsaine me pousse parfois à la fenêtre, pour constater que deux ou trois passants se sont hasardés à prendre l’air, pour voir passer une voiture toutes les 10 minutes… Furtivement, je me prends à râler contre ces « contrevenants », et sens remonter l’espace d’un instant de vieilles et sombres tentations délatrices. Les circonstances exaspèrent de curieuses contradictions : je me prends à regretter les bruits familiers de la ville tout en pestant contre les rares humains qui circulent, malgré tout. C’est fou comme nous sommes accessibles aux réactions irrationnelles, en temps de dangers, et comme notre cartésianisme légendaire s’évapore facilement !

Par ailleurs, depuis « l’incarcération », je vis chaque tombée de la nuit comme l’approche d’une délivrance : j’attends le sommeil, censé me plonger dans un onirisme qui - fait curieux qu’un analyste saurait peut-être interpréter - ne s’enracine jamais, au grand jamais, dans l’actualité, fût-elle dramatique, voire tragique. En revanche, il me replonge très fréquemment dans un univers professionnel, quitté pourtant depuis plus de 10 ans et qui, malgré cela, vient hanter mon séjour dans les bras de Morphée sous forme de conseils de classe interminables, de chahuts incontrôlés, de cours à donner sans les avoir préparés, et j’en passe… Bref, malgré la noirceur récurrente de ces visions, je me réveille au matin heureux et dispos : même les cauchemars les plus sombres ne me font jamais perdre une once de sérénité, car le sommeil a pour moi vertu de paradis artificiel. Il est des jours et des nuits où je me sens le jumeau incarné de Gaston Lagaffe, grand dormeur devant l’Eternel !

Mais soudain, l’actualité se rappelle à moi, et le mot revient, me saute au visage avec sa réalité palpable : « CONFINEMENT. » Et je tombe de haut. Dois-je avouer que l’ordi est d’un grand secours pour meubler cet enfermement plus ou moins oisif ?

Et donc, pour conjurer un peu ce cocktail étrange que les contraintes de l’enfermement ont fait naître dans mon esprit versatile et inconstant, je me hasarde à tenter d’écrire… Et là, devant l’écran, le vide. La stérilité… qui dure, dure, se prolonge… Jusqu’à cette minute où l’idée m’a effleuré de pondre un texte, n’importe lequel, sur le confinement, sans jérémiades ni récriminations. Un texte purement improvisé, sans structure, composé d’une traite.

Le voilà donc. Aura-t-il une suite ? Certainement non. Le ressassement ajouté au confinement me rendrait fou. Pas vous ?

Il reste tout de même une question qui me trotte sans cesse dans la pensarde, comme une mouche obstinée qui volète au-dessus des reliefs d’un repas : en France, et dans le monde quel tribut paie-t-on et à qui ? Tsunamis, attentats, incendies, inondations, pandémie… Ça fait beaucoup depuis le début du millénaire. Et, il y a presqu’un an, l’incendie d’un lieu hautement symbolique : Notre Dame…

Mais, pour reprendre une formule qui traîne partout et que j’abhorre : « J’dis ça, j’dis rien ». J’ai bien une idée, cependant, mais ce sera l’objet d’une autre prose, moins personnelle !

FTdM 

2 avril 2020